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Faut-il vraiment sauver Mesut Özil, dernier représentant d'une race des grands joueurs techniques nonchalants au talent impudent?

Le football d'aujourd'hui a-t-il encore une place pour ces joueurs notoirement lents, nonchalamment techniques ou techniquement nonchalants (question de perspective) à la Guti, Berbatov, Riquelme, Özil ? "Ils ne courent pas assez, ne travaillent pas assez pour l'équipe", la litanie des reproches est longue dans un contexte où le football mondial n'a jamais été aussi industrieux, volumineux en termes de compétitions proposées et exigeant en termes de régularité et dans une ère où la technique n'est plus l'incarnation de la vertu footballistique. Özil n'est-il pas assez physique pour la Premier League, ou trop technique pour son propre bien ? Alors qu'Arsenal est sur le point de le forcer à partir en janvier prochain, doit-on se résoudre à haïr Özil et cette idée du football qu'il représente  tant qu'il est encore temps, avant l'extinction de l'un de ses derniers représentant ?

Footballeur déconnecté

À l'ère du bracelet connecté qui enregistre les efforts fournis 24h/24 et porté en permanence par les  joueurs de Genk jusque dans leur chambre à coucher, dans un monde où les fournisseurs de vidéo à la demande enregistrent les profils de leurs utilisateurs jusqu'au nombre de fois où ils appuient sur le bouton pause lorsqu'ils visionnent une série, sans parler des entrepôts des géants de la livraison où chaque fait et geste d'un employé est suivi et enregistré, à l'ère des puces sous-cutanées et où le mot "Cyberpunk" est de plus en plus tangible et de moins en moins fictionnel, nous n'avons plus le temps d'être nous-mêmes. À part quelques traders haut perchés ou gérants de start up en début de vie et /ou en bonne santé, qui peut aujourd'hui se targuer de travailler à son rythme ? Ou selon ses affinités ?  Le footballeur aussi n'a plus le temps de jouer. Il doit "performer", produire. Comme un "salary man" japonais, un stakhanoviste du fichier Excel, un tâcheron international qui répète la même corvée sans âme. Ad nauseam.
Gestes, rythmes, cadences. 1, 2, 3. La dictature des chiffres, l'optimisation du rendement. On ne joue plus 60 matches dans la saison pour une équipe, on joue 60 fois le même match pour cette même équipe. Et à chaque match, on essaie d'améliorer ses chiffres. La sacro-sainte "performance", terme ânnoné et malmené en zone mixte par des joueurs soigneux de la propreté et de l'uniformité de leur discours comme des enfants psalmodiant leur première communion. À l'heure du Taylorisme footballistique, certains visages résistent encore à l'envahisseur de la productivité et du planning outrancier. À l'époque du Tiki-Taka rythmé comme une mélodie rigoureusement couchée sur du papier à musique ou du "Heavy Metal Gegenpressing" immodérément protéiné de Jurgen Klopp, Mesut Özil  est le type qui arrive en fin de soirée avec sa guitare acoustique, met des heures à régler son micro avant de lancer un
 chevrotant : "Bon ben… voici Wonderwall ".
De temps en temps, un joueur comme Özil  sort de nulle part comme pour  altérer la continuité canonique de l'évolution du football avec des qualités anachroniques, un profil unique et un bagage trop technique pour les détecteurs classiques. Comme un Terminator surgi cette fois du passé mais sans aucune mission particulière. À part peut-être nous montrer comment le football était joué avant. Comment il aurait pu être joué maintenant. Une mission esthétiquement vaine, tel  un contrôle en aile de pigeon en extension le long de la ligne de touche, là où un trivial plat du pied aurait suffi. 

Dance like nobody is watching


Et puis c'est un peu de sa faute. De leur faute, il faut bien l'avouer. Qu'est ce qui leur prend à ces talents indolents, ces footballeurs nonchalants, un brin évanescents, qui jouent devant 80000 personnes comme s'ils étaient devant le miroir de leur salle de bain ? Comment osent-ils donner l'impression qu'ils ne font aucun effort en éliminant un adversaire d'un contrôle orienté d'une surface du pied que le commun des mortels n'était même pas conscient de posséder, de trottiner ensuite vers le but adverse pour donner une offrande dilettante, languissante, désintéressée. Comme un chat devant une pelote de laine soudain trop décousue. Ou une panthère avec une proie qui ne bouge plus.
"Mais le football c'est sérieux ! C'est une standardisation de l'affrontement tribal et non létal visant à satisfaire un instinct martial refoulé", a-t-on toujours envie de lui crier avec peut-être un peu moins d'éloquence, mais davantage de véhémence, l'exhortant à "se bouger" et à "travailler". Mais comme une délicieuse boisson sucrée dont on racle le fond, frustré qu'il y ait si peu de produit au prix où on l'a payée,  Özil laisse un arrière-goût d'inachevé. En ce sens, il ne déçoit jamais, ou toujours, tout est question de perspective. Le fait qu'il soit impossible de s'identifier à lui ne rend pas les choses aisées.

Et si le problème venait justement de nos attentes ? De notre manière de voir le football, de le "consommer", à force d'être gavés d'images où des footballeurs se trimballent en soirées de lancement de gigantesques pancartes en carton sur lesquelles ont peut lire leurs notes attribuées par le dernier FIFA ou le prochain PES pour ensuite râler sur les réseaux sociaux sur ces évaluations comme autant de spécimens de compétition soudain conscients de leur propre condition ? Le premier réflexe d' Özil si on lui mettait une manette dans les mains avec la dernière simulation en vogue ne serait certainement pas de vérifier sa note. Car son premier réflexe, ce serait de jouer.

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